L'émigration des français de Tunisie

Publié le 02/05/2014

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article paru dans les Annales de Géographie. 1959, t. 68, n°367

L'accession de jeunes États à l'Indépendance entraîne un statut nouveau pour les populations dont l'installation était contemporaine de l'établissement du régime colonial. Divers éléments de ces groupes nationaux envisagent leur retour vers le pays dont eux-mêmes ou leurs ancêtres sont originaires. Ainsi, un courant migratoire régulier s'établit ; il se maintiendra sans doute jusqu'à la disparition presque totale des populations allogènes. Ce sont quelques réflexions sur les caractéristiques de ces mouvements au départ de la Tunisie que nous voudrions présenter.

Les sources.

Les statistiques élaborées par le Secrétariat d'État à l'Intérieur permettent de suivre l'évolution générale des entrées et des sorties et ce par groupes nationaux 1. Les services de l'Ambassade de France rassemblent les données fournies par les Consulats ; mais ceux-ci s'occupent essentiellement du départ des Français bénéficiaires d'une aide pour leur réinstallation professionnelle : commerçants, agriculteurs, membres des professions libérales. Ces renseignements ne portent que sur la population active et seuls ils permettent d'apprécier les activités des migrants. Enfin la distribution géographique des immigrants en France ne saurait être étudiée à Tunis : toute la documentation sur cet aspect du mouvement est, paraît-il, rassemblée à Paris au Centre de réorientation des Français rapatriés d'Afrique du Nord.

Évolution générale des mouvements migratoires entre la France et la Tunisie.

L'immigration française persiste en Tunisie jusqu'en 1953, année où les entrées dépassent encore les sorties de 2 534 unités ; certes bien des fonctionnaires et des cadres de l'industrie et des banques accomplissaient une partie de leur carrière en Tunisie, puis retournaient en métropole ; mais d'autres, plus sensibles aux facilités matérielles, se fixaient là : les immeubles et les villas qui recouvrent aujourd'hui les parties des collines de Montfleury et du Belvédère sont la trace vivante de leur passage et aussi de leurs espérances d'attendre ici la retraite, voire de l'y passer. 1954 marque un tournant : le bilan de l'année est pour la première fois déficitaire pour l'immigration française : on compte 2 133 départs. Dès lors un mouvement est amorcé, dont la puissance s'amplifie considérablement. Les chiffres traduisent imparfaitement le nombre réel des départs, notamment pour l'année 1957 qui fut celle de la venue, pour deux ans, de quelques centaines de fonctionnaires au titre de l'assistance technique et culturelle.

Tableau I - Mouvements migratoires des Français de Tunisie
19641965196619571968
Entrées 29 058 103 459 88 453 68 454 54 370
Sorties 31 191 116 641 120 176 103 519 82 520
Départs (sorties-entrées) 2 133 8 182 31 723 35 065 28 150

En fait, dès la fin de la seconde guerre mondiale, le souci de l'avenir s'est emparé des diverses professions : des transferts massifs de capitaux sont réalisés pour acheter des domaines, des appartements. Nous avions constaté dès 1949 en Touraine et en Champagne berrichonne des achats de cet ordre par des Français d'Algérie ; des exemples analogues nous sont signalés en Aquitaine à l'avantage de Français de Tunisie à une date très voisine. Ces faits restaient malgré tout isolés et retenaient peu l'attention pour la double raison qu'ils ne s'accompagnaient pas de déplacements humains et qu'ils ne s'inscrivaient pas encore dans un contexte de crise politique.

Conditions du départ et composition professionnelle du mouvement migratoire.

La proclamation de l'Indépendance 2 modifie la situation : l'exode amorcé en 1954 se poursuit, renforcé en 1955, et atteint une très grande ampleur à partir» de 1956. La décision de partir relève de causes diverses suivant les individus. Trois groupes différents peuvent être reconnus, dont la part dans l'émigration varie suivant les années. Leurs membres se recrutent inégalement dans les différentes couches sociales et professionnelles.

Tableau II - Répartition professionnelle des Français quittant la Tunisie.
195619571958
Fonctionnaires 4 000 5 000 2 300
Retraités et rentiers 2 300 1 600 1 000
Cadres et salariés des entreprises privées 2 500 1 500 650
Agriculteurs 100 250 200
Professions libérales 3 100 150 100
Commerçants 1 500 400 250
Industriels et artisans 50 120 120
TOTAL 10 550 9 020 4 620
  1. Les migrants forcés doivent quitter le pays faute d'y pouvoir exercer leur métier. Les fonctionnaires des services désormais assurés par les Tunisiens se trouvent dans cette situation : tel est le cas immédiatement des agents des services de la police et des douanes, des fonctionnaires des administrations locales et d'une partie de ceux des administrations centrales. La substitution d'un personnel national au personnel français gagne progressivement des secteurs de plus en plus étendus de la fonction publique et des entreprises nationalisées : par vagues successives se trouvent contraints à la migration les cheminots (fin de l'année 1957), le personnel de l'aviation civile (courant 1958), pour ne citer que deux exemples. Sur 13 000 fonctionnaires, plus de 10 000 ont quitté la Tunisie. Les entreprises privées n'échappent pas à cette évolution et près de 5 000 salariés du secteur privé (cadres et ouvriers) sont partis en trois ans.

    Dans cette migration forcée, les détenteurs des emplois peu spécialisés sont les premiers visés, le remplacement des cadres demande souvent quelques délais supplémentaires.

  2. Des hommes de toutes conditions sociales recrutés dans toutes les catégories professionnelles sont partis pour ne pas demeurer dans une Tunisie qui ne correspondait plus à leurs conceptions et où ils ne bénéficient plus de la totalité des avantages matériels dont ils jouissaient auparavant 4.

    Le cas de beaucoup des 5 000 retraités ou rentiers partis est tout à fait caractéristique à cet égard : des couples âgés ont souvent abandonné précipitamment le confort et une relative aisance pour une vie somme toute plus difficile en France où certains d'entre eux n'avaient jamais vécu.

    Ce mouvement, très sensible en 1956 où il intéresse ceux qui peuvent partir vite (fonctionnaires, retraités, salariés), est alimenté en 1957 par des commerçants, des colons qui doivent régler leurs affaires avant de s'en aller.

  3. Les émigrations précédemment définies et le retrait progressif des effectifs militaires limitent la clientèle des commerçants, des artisans, des médecins, des avocats. Quelques-uns d'entre eux tentent de se maintenir. Peu à peu, leur nombre diminue : un médecin de Tunis nous disait, parlant de ses confrères français : «... nous sommes tous là à titre provisoire, d'ailleurs nous voyons toutes les maisons où nous allions habituellement se fermer ; comment vivrions-nous ? » Les commerçants, lors des fêtes de Noël, vous confiaient facilement qu'ils feraient peut-être encore un autre hiver, mais qu'ils ne pourraient pas se maintenir plus longtemps. Ces faits soulignent combien la clientèle se répartit en fonction des nationalités 5. Le départ des fonctionnaires et des militaires, dont la présence avec leur famille formait un fort contingent numérique, ébranle la situation économique de toute la partie de la collectivité française qui les comptait comme base de leur clientèle.

L'émigration s'est réalisée à une cadence particulièrement rapide dans les agglomérations de faible peuplement européen ; l'impression d'isolement y était plus vive ; les difficultés financières menaçaient tout de suite le commerce : tel fut le cas de maintes agglomérations du Sud et de l'Ouest (tableau III). Tunis, qui comptait un tiers de population européenne, et Sfax, sont les deux cités qui présentent encore un peuplement varié ; le cas de Bizerte et de Menzel-Bourguiba est évidemment lié à celui de la base militaire et des installations industrielles connexes.

Tableau III - Population de quelques agglomérations tunisiennes
au 1er février 1956, avant les départs les plus nombreux.
TunisiensÉtrangers
Béja 20 425 2 243
Mateur 12 552 2 089
Le Kef 12 932 1 811
Gabès 22 663 1 757
Souk-el-Arba 6 567 1 429
Gafsa 23 028 1 317
Nefta 13 423 1 161
Kairouan 33 062 906
Tunis 27 2000 138 000
Bizerte 30 497 14 184
Sfax 55 232 10 403
Menzel-Bourguiba 21 358 13 374

L'émigration totale de 1958 représente 80 p. 100 de celle de 1957 ; si l'on ne considère que celle de la population active, ce pourcentage s'abaisse à 50 p. 100 : cette disparité montre que les chefs de famille sont généralement partis les premiers et ont préparé les conditions d'arrivée de leur femme et de leurs enfants ; la remarque est particulièrement valable pour les milieux professionnels où la réinstallation était plus difficile (professions non salariées).

Le cas des autres groupes européens.

L'émigration n'affecte pas la seule colonie française. Les Italiens et les Maltais quittent également la Tunisie. Leur mouvement a suivi d'ailleurs une évolution similaire à celle des Français : pour les Italiens, les entrées l'emportaient encore sur les sorties en 1953 (576 entrées) ; et 1954 marque ici également le tournant de l'évolution (tableau IV) : 1 325 Maltais ont quitté la Tunisie entre 1955 et 1958, l'année 1957 étant celle du maximum de départs (513) comme pour les Français et les Italiens.

Tableau IV - Mouvements migratoires des Italiens en Tunisie.
19541955195619571958
Entrées 3 429 11 927 10 640 14 160 12 439
Sorties 3 682 13 105 15 770 19 584 16 277
Départs (sorties-entrées) 253 1 178 5 130 5 424 3 838

On constate cependant que la population italienne n'a diminué que de 21 p. 100 depuis le recensement de 1956, alors que ce pourcentage s'élève à 52 p. 100 pour la population française 6. Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette différence. Les Italiens n'occupaient aucune fonction publique dont l'exercice était revendiqué par les Tunisiens ; il n'y a donc pas l'équivalent de l'émigration des fonctionnaires qui, compte tenu des familles, représente plus du tiers des mouvements français. Les Italiens n'avaient pas la possibilité d'un repli aussi facile que les Français : beaucoup avaient quitté leur pays faute d'y pouvoir vivre et n'envisagent pas d'y revenir ; pour eux le départ en France n'est possible que munis de contrats de travail et certains hésitent à des voyages plus lointains vers l'Amérique latine où d'autres sont partis. Enfin, on ne trouve pas au même degré chez les Italiens, notamment en milieu populaire, un sentiment de frustration répandu parmi les Français.

Les Français regagnent, presque tous, la France. On peut citer deux cas isolés de colons ayant choisi de s'établir l'un au Canada, l'autre au Brésil ; il est vrai qu'une association vient dé se constituer pour faciliter le départ des agriculteurs qui le souhaiteraient dans ce dernier pays ; mais on en est encore à l'étude des conditions pratiques permettant la réalisation de ces projets (transferts de capitaux, change, etc.).

La diminution du nombre des départs enregistrée en 1958 permettait de penser qu'on avait atteint un nouvel équilibre ; une masse de population française et italienne ayant accepté les nouvelles conditions politiques semblait devoir se maintenir dans diverses branches de l'activité économique aux côtés de personnel de l'assistance technique et culturelle, d'ailleurs destiné à être rapidement remplacé par des cadres tunisiens. Des projets énoncés récemment laissent douter qu'on arrive à cette solution. Le rachat des terres des colons réanimera le courant de migration forcée que d'autres mesures de moindre envergure alimentent régulièrement, tel le retrait des licences aux chauffeurs de taxi, qui touche près de deux cents travailleurs en décembre 1958.

Les données du recensement du 1er février 1956 sont dépassées en ce qui concerne la population européenne : la population de la Tunisie s'élevait alors à 3 783 169 hab., dont 255 324 Européens (180 440 Français et 66 910 Italiens). On peut évaluer aujourd'hui ces deux groupes à 85 000 et 52 500 sur un total d'environ 152 000 Européens. Ce ne sont pas les très faibles arrivées d'Allemands (224, dont 183 en 1958) et d'Américains (382, dont 219 en 1957) qui modifient numériquement la situation.

Notes :
  1. Bulletin du Service des Statistiques (Sous-Secrétariat d'État au Vlan, République tunisienne : Secrétariat d'État à l'Intérieur, Statistiques du Service des frontières).
  2. 20 mars 1956.
  3. Médecins, dentistes, chirurgiens, sages-femmes, avocate.
  4. Sur le plan psychologique, cet état d'esprit se résume dans la formule « ... ne pas être étranger dans un pays considéré comme le sien... ».
  5. Cette tendance semble s'accuser actuellement ; ce serait particulièrement vrai pour les médecins : une curieuse conséquence de la politique d'émancipation des femmes est de leur permettre de fréquenter les cabinets des docteurs tunisiens, alors que, dans le passé, elles allaient presque toujours chez des praticiens européens.
  6. Depuis la rédaction de cette note, le gouvernement italien a entrepris un recensement de ses nationaux ; il a favorisé les retours, procédant même à des rapatriements consulaires systématiques. Sans pouvoir chiffrer l'ampleur des mouvements, nous avons noté que le courrier hebdomadaire de la Tirrenia pour Palerme et Naples emmène depuis trois mois de 100 à plus de 200 passagers, contre 60 à 80 pour la période correspondante de l'année dernière.
Source :
Wolkowitsch Maurice. L'émigration des français de Tunisie.
In: Annales de Géographie. 1959, t. 68, n°367. pp. 253-257.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1959_num_68_367_16315

  1. Histoire de la Tunisie contemporaine, de Jean-François MARTIN
  2. L'émigration des français de Tunisie, de Maurice WOLKOWITSCH
  3. Les Italiens en Tunisie, de Henri DE MONTETY
  4. Le recensement de 1906 en Algérie et en Tunisie, de Augustin BERNARD
  5. Les données du problème tunisien, de Henri DE MONTETY
  6. Evolution et comportement démographiques des Juifs de Tunisie sous le protectorat français (1881-1956), de Jacques TAIEB
  7. Juifs du Maghreb : onomastique et langue, une composante berbère ?, de Jacques TAIEB
  8. De mémoire maltaise, de Hatem BOURIAL
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