La langue maltaise, un carrefour linguistique
Publié le 23/03/2011de Martine VANHOVE
Pendant longtemps les linguistes se sont interrogés sur la disparition de toute trace d'une langue précédente, punique, latine ou grecque, dans la toponymie maltaise. De même, les archéologues se sont étonnés de l'absence de restes de la période arabe à Malte, les plus anciens vestiges remontant à l'époque où les Normands avaient déjà repris l'Archipel aux Arabes. La récente découverte de Joseph Brincat (1991) semble enfin lever le voile sur ces mystères : dans l'édition à Beyrouth du dictionnaire géographique de al-Himyarî (1494) il est en effet mentionné que l'île de Malte fut vidée de sa population à la suite de la conquête arabe et repeuplée seulement par les musulmans et leurs esclaves à partir de 1048-49. Le récit de al-Himyarî apporte de quoi mettre définitivement un terme à toutes les spéculations qui eurent cours jusqu'au XIXe siècle dans le milieu des grammairiens quant à une origine phénicienne, punique ou "cananéenne" de la langue maltaise, et qui a encore aujourd’hui les faveurs d’une grande partie de la population maltaise, tant les préjugés contre tout ce qui peut avoir un lien avec la religion musulmane sont forts dans ce pays profondément catholique. Il parait possible que l’Archipel ait été repeuplé à partir de la Sicile. Les musulmans auraient donc régné sans partage sur l'archipel Maltais pendant 42 ans seulement, jusqu'en 1090, date à laquelle le comte normand Roger reconquit l'île pour la chrétienté.
Plus d'un siècle et demi plus tard, l'empereur Frédéric Il expulsera, en 1249, les derniers musulmans, peut-être encore majoritaires selon une estimation datant de 1241. Ces deux siècles de présence musulmane ont été déterminants pour l'histoire linguistique de Malte, puisque c'est encore une variété d'arabe qui y est parlée, proche vraisemblablement de celle des vieux dialectes citadins de Tunisie. L’avancée des études sur l'arabe de Sicile permettra peut-être de préciser les liens linguistiques entre les deux îles méditerranéennes.
Pratiquement huit siècles de coupure quasi totale d'avec le monde arabo-musulman au profit de liens étroits avec le monde chrétien voisin (avec encouragement à l'émigration des Italiens, voire parfois déportations de population, ont naturellement ouvert la voie à bien des apports étrangers dans la langue. Celui du sicilien d'abord jusqu'au XVIIe siècle, puis de l'italien toscan, peut-être par l'intermédiaire aussi d'une lingua franca, enfin de l'italien moderne et de l'anglais, mais à une date beaucoup plus récente pour ce dernier, son influence réelle sur la langue maltaise datant du milieu du XXe siècle. Le sicilien, l'italien, et dans une bien moindre mesure l'anglais, ont laissé leur empreinte sur tous les plans de la langue, tant phonétique que morphologique, lexical ou syntaxique, à des degrés divers, mais pas au point qu'il soit impossible de reconnaître immédiatement un dialecte arabe. Par contre, ce qui confère au maltais un statut particulier, héritage de ces contacts, c'est l'adoption d'un alphabet en caractères latins, proposé en 1921 par l'Association des écrivains maltais et officialisé par le gouvernement en 1934. De plus, le maltais est devenu la seule langue nationale de l'Archipel, cas unique pour un dialecte arabe, ainsi que la langue officielle, conjointement avec l'anglais.
Si les apports siculo-italiens, puis anglais, ont été importants, il n'en reste pas moins que le maltais ne s'est pas contenté d'emprunts bruts et qu'il a souvent su les adapter à ses propres structures linguistiques héritées de l'arabe. C'est en cela qu'on peut parler de "carrefour". Toutefois il ne faudrait pas négliger, bien qu'il soit extrêmement difficile à évaluer, le rôle conservateur qu'a pu avoir la présence d'esclaves arabo-musulmans en grand nombre sur l'île. C'est ainsi qu'à la fin du XVIIe siècle, le grammairien et lexicographe maltais M. A. Vassalli pouvait écrire à propos du dialecte de La Valette et des bourgs voisins: « l'influence de l'arabe [est] assez nette, à cause peut-être du trop grand nombre de prisonniers musulmans ». On sait aussi que l'arabe classique fut enseigné à Malte dès 1632, d'abord dans les ordres religieux à des fins prosélytiques, puis dans le système universitaire et scolaire au cours du XIXe siècle avec des succès inégaux. On saisit ainsi mieux l'influence de l'arabe sur les intellectuels maltais et sur la littérature maltaise dont les débuts, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ont été fortement marqués par une tendance dite "sémitisante" qui conduisit à la création de nombreux néologismes tirés de l'arabe, dont bon nombre sont devenus incompréhensibles.
Source : Le Carrefour Maltais – RMMM n°71 – Edisud
Publié avec l’aimable autorisation de Martine VANHOVE
- La vie économique à Malte au 18ème siècle, de Aurore VERIÉ
- Les étrangers à Malte (fin XVIe-XVIIe siècles), de Anne BROGINI
- La langue maltaise, un carrefour linguistique, de Martine VANHOVE
- Les Juifs à Malte, de Aurore VERIÉ
- Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui (extraits), de Jeannine VERDES-LEROUX
- L'émigration des Maltais en Algérie au XIXème siècle (extraits), de Marc DONATO
- Malte dans "Un hiver en Egypte" (extraits), de Eugène POITOU
- Les Maltais en Tunisie à la Veille du Protectorat (extraits), de Andrea L. SMITH
- La population de Malte au XVIIe siècle, reflet d’une modernité (extraits), de Anne BROGINI
- La peur de la Révolution française à Malte, de Frans CIAPPARA
- Le Siège de Malte par Napoléon Bonaparte (extraits)
- Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), de Anne BROGINI
- L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, de Anne BROGINI
- Noblesse maltaise et généalogie, de Loïck PORTELLI
- Quelques Maltais peu fréquentables, de Loïck PORTELLI