Malte dans "Un hiver en Egypte"

Publié le 13/03/2011

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(extraits)

On signale les feux de Malte à onze heures. Deux heures après, nous sommes dans le port de la Quarantaine. Tout le monde, le lendemain matin, est de bonne heure sur le pont. C'est une grande joie de descendre à terre pour quelques heures.

L'aspect de Malte est triste, malgré le splendide soleil qui éclaire ses blancs rochers et ses blanches maisons. Des fortifications formidables élèvent au-dessus de nos têtes leurs batteries à double et à triple étage ; tandis qu'en face et à droite, sur les pentes abruptes qui dominent la mer, s'étendent des jardins sans verdure, disposés en escalier, et qui d'en bas n'offrent à l'oeil que l'aspect aride des murs qui les soutiennent. C'est là tout Malte : une citadelle et un rocher de craie fertilisé par le travail. On dit que le sol de l'île est d'une merveilleuse fécondité, et que le blé y rend souvent jusqu'à soixante fois la semence. Mais ce sol végétal, c'est l'homme qui l'a fait, on peut le dire, en broyant avec la bêche la roche friable qui est partout à fleur de terre. On prétend même que plus d'un de ces Maltais, à la fois cultivateurs et marins, est allé chercher dans sa barque de la terre jusqu'en Sicile. C'est de là, dit-on, qu'a été apportée celle du jardin du gouverneur, qu'on va voir comme une rareté à une lieue de la ville.

Une multitude de barques entourent notre paquebot, pour conduire à terre les passagers. Les bateliers crient, se provoquent, se querellent avec toute la vivacité méridionale, dans ce dialecte à la fois rude et sonore, qui est comme un mélange des idiomes de l'Europe et de l'Afrique, guttural comme l'arabe, pittoresque comme l'italien. La race des Maltais tient, aussi bien que leur langue, de ce double caractère : bruyants comme les Napolitains, ils sont énergiques comme les Arabes, industrieux comme les Juifs. Sur tout le littoral de la Méditerranée, et principalement dans le Levant, cette active et entreprenante population est répandue. On dirait que de son île, trop étroite pour la contenir, elle déborde sur tous les rivages voisins. Ils sont marchands, domestiques, drogmans, cuisiniers : tous les métiers leur sont bons, et ils sont bons à tous les métiers. Plus intelligents que scrupuleux, superstitieux et rusés, voleurs, querelleurs et loquaces, ils ont aisément l'injure à la bouche et le couteau à la main.

Bateaux à la Valette

Quoique neuve et bâtie régulièrement, la Cité-Valette a une physionomie assez originale. Ses grandes rues, tirées au cordeau et se coupant à angle droit, descendent vers la mer par des pentes rapides disposées souvent en escalier. On sait qu'elle fut reconstruite par le grand maître qui lui a donné son nom, après le siège fameux que soutinrent, en 1565, sept cents chevaliers et huit mille Maltais contre quarante mille Turcs. L'architecture des maisons n'a rien de remarquable ; mais déjà les terrasses remplacent les toitures, comme en Orient. Ce qui a plus encore le caractère oriental, ce sont les balcons fermés de vitres et de jalousies.

Femme portant la faldettaLes femmes ont une coiffure bizarre: par-dessus la tête elles jettent, en manière de capuchon, une sorte de mantelet de soie noire, appelé faldetta. Cet ajustement n'a par lui-même rien d'élégant ; mais les Maltaises le portent avec une désinvolture qui n'est pas sans grâce, et, sous les plis de ce long voile, leur physionomie piquante, leurs cheveux noirs et leurs yeux vifs brillent de beaucoup d'éclat.

Bien que nous soyons en décembre, la chaleur est forte. Il semble qu'on soit déjà sous le ciel d'Afrique. Les officiers anglais se promènent en veste blanche. Quel soleil doit se répercuter, au mois de juin, sur les dalles de ces larges rues ! Les vieilles villes du Midi et de l'Orient, bâties par les siècles, n'ont pas cette régularité qui nous plaît tant, à nous autres gens du Nord ; mais en revanche, elles sont merveilleusement appropriées au climat : des rues étroites et tortueuses, de hautes maisons empêchent le soleil de brûler la tête du passant. On reconnaît tout de suite ici la ville moderne et construite en un jour.

 Il n'y a de monuments, à Malte, que le palais des grands maîtres, qui n'offre rien de remarquable, et l'église Saint-Jean, qui est une des plus curieuses du monde. Comme architecture, comme détail, comme ornementation, c'est tout le mauvais goût des églises italiennes des trois derniers siècles. Mais ce qui est vraiment magnifique, c'est le pavé de l'église, formé tout entier des pierres sépulcrales des chevaliers de l'ordre. On ne compte pas moins de quatre cents tombes, rangées ainsi côte à côte : chacune d'elles est revêtue d'une mosaïque en pierres de couleur, incrustée dans le marbre, et représentant les armoiries, les emblèmes, les devises du défunt. Ce dallage est d'une richesse et d'une beauté extrêmes: Florence même n'a rien de plus beau. Il n'y a pas dans l'histoire moderne de plus héroïques souvenirs que ceux de ces hospitaliers, derniers soldats de la foi en Orient, défendant pied à pied ses conquêtes pendant cinq siècles, reculant lentement de Jérusalem à Acre, d'Acre à Rhodes, de Rhodes à Malte, et là, sentinelles perdues de la chrétienté trop oublieuse, résistant avec un invincible courage aux assauts redoublés du Croissant. La France peut s'enorgueillir de compter pour siens le tiers des noms inscrits sur les tombes de Saint-Jean, et parmi ces noms sont ceux des grands maîtres qui ont le plus illustré l'ordre et soutenu ses plus rudes combats.

Si l'ordre de Malte, en cessant de combattre, avait dégénéré, il est permis de regretter du moins que son héritage ne soit pas tombé dans des mains plus généreuses. On sait que Malte fut occupée, en juin 1798, par le général Bonaparte, lorsqu'il se rendait en Egypte. Son audace, son ascendant déjà grand, aidés de quelques intelligences pratiquées dans la place, lui ouvrirent sans coup férir une citadelle réputée imprenable ; ce qui fit dire au spirituel Caffarelli : «Nous sommes bien heureux qu'il y ait eu quelqu'un dans la place pour nous en ouvrir les portes».

Reprise par les Anglais, en 1800, sur une garnison réduite par famine, Malte devait être rendue par eux, aux termes du traité d'Amiens, à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Mais l'Angleterre, en dépit du traité, garda un gage qu'elle jugeait précieux.

Située à mi-chemin entre l'Europe d'un côté, l'Asie et l'Afrique de l'autre, munie d'admirables ports grands à pouvoir contenir deux ou trois escadres, entourée de fortifications qui défient toutes les attaques, Malte est à la fois une station pour les bâtiments de commerce, un entrepôt sur la route de l'Inde, un arsenal, un refuge et un point d'appui pour les vaisseaux de guerre. On comprend que l'Angleterre y tienne. Maîtresse des ports de la Méditerranée par Gibraltar, elle la surveille au centre, du haut de sa forteresse de Malte. Mais on ne peut s'empêcher de sourire quand on lit sur la place d'Armes, à Malte, cette pompeuse inscription où s'étale tout l'orgueil anglais :

MAGNAE ET INVICTAE BRITANNIAE
MELITENSIUM AMOR
ET EUROPAE VOX
HAS INSULAS CONFIRMANT.
A.D. 1814.

« A la grande et invincible Angleterre, l'amour des Maltais et la voix de l'Europe ont confirmé la possession de ces îles »

Note 1 : L’ouvrage « Un hiver en Egypte, 1881 » de Eugène POITOU est libre de droit.
Il peut être consulté dans son intégralité sur : http://www.mediterranees.net/voyageurs/poitou/sommaire.html

Note 2 : Images Google


  1. La vie économique à Malte au 18ème siècle, de Aurore VERIÉ
  2. Les étrangers à Malte (fin XVIe-XVIIe siècles), de Anne BROGINI
  3. La langue maltaise, un carrefour linguistique, de Martine VANHOVE
  4. Les Juifs à Malte, de Aurore VERIÉ
  5. Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui (extraits), de Jeannine VERDES-LEROUX
  6. L'émigration des Maltais en Algérie au XIXème siècle (extraits), de Marc DONATO
  7. Malte dans "Un hiver en Egypte" (extraits), de Eugène POITOU
  8. Les Maltais en Tunisie à la Veille du Protectorat (extraits), de Andrea L. SMITH
  9. La population de Malte au XVIIe siècle, reflet d’une modernité (extraits), de Anne BROGINI
  10. La peur de la Révolution française à Malte, de Frans CIAPPARA
  11. Le Siège de Malte par Napoléon Bonaparte (extraits)
  12. Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), de Anne BROGINI
  13. L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, de Anne BROGINI
  14. Noblesse maltaise et généalogie, de Loïck PORTELLI
  15. Quelques Maltais peu fréquentables, de Loïck PORTELLI
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