Les Maltais en Tunisie à la Veille du Protectorat

Publié le 16/03/2011

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relu par Jean F. BUHAGIAR

L'Emigration vers la Tunisie

L'émigration maltaise au début du XIXe siècle était motivée par une série d'épidémies, de chocs économiques et des problèmes liés à la haute densité de population exaspérée par un notable manque de ressources naturelles. Un à deux milles Maltais partaient chaque année entre 1818 et 1832. Ils choisissaient surtout les rivages de l'est et du sud de la Méditerranée. Déjà dans les années 1840, 20.000 Maltais vivaient en Algérie, en Tunisie, en Égypte, à Constantinople, en Grèce ou à Tripoli. Approximativement 15 % de la population Maltaise vivait outre-mer à cette époque. Cette migration était caractérisée par un haut degré de spontanéité et de mobilité. Les migrants partaient pour une ville tunisienne par exemple, se dirigeant ensuite vers l'Algérie ou l'Égypte. Il y avait aussi un taux très élevé de retour au pays : à peu près 85 % des émigrants des années 1840 à 1890 sont retournés à Malte.

Les chiffres de la population européenne en Tunisie du XIXe siècle montrent le volume de l'immigration en Europe, mais  ne sont pas très exacts. Les témoins contemporains nous donnent des chiffres divers. Après avoir analysé ces sources et les registres de catholicité de Ste. Croix, M. Ganiage a estimé qu'au milieu du XIXe siècle, il y avait 6 à 7.000 Maltais en Tunisie qui comprenaient 60 % de la population européenne. Il y avait aussi 4.000 Italiens et quelques 250 Grecs pendant la période 1850–1860. Dans les villes côtières, les Maltais ont été largement majoritaires. À Sfax par exemple, ils représentaient 77 % de la population catholique entre 1841 et 1879 et on en comptait 900 en 1885 sur un total de 1200 catholiques (Soumille 1993).

Carte Malte-Sicile de de Wit (1670-1680)

L'Image des Maltais tirée des Récits de Voyage

L'image des Maltais que l'on trouve dans les récits des voyageurs européens contemporains est plutôt négative. Pellissier décrit « une masse » de Maltais qui « exercent diverses industries boiteuses, la contrebande surtout ». Cette population croissante d'immigrants européens avait besoin d'être hébergée et c'est dans la ville de Tunis où le manque de logements étaient le plus aiguë que le niveau de vie des Européens pauvres choquait le plus les écrivains contemporains. Les quartiers maltais étaient décrits comme parmi les moins bien entretenus de la ville. Dunant écrit en 1858 : il s'y trouve pour les familles d'ouvriers pauvres, des fondouks, dont les habitants sont pour la plupart maltais. Ces gens sont entassés au nombre de 50/60 familles avec leurs enfants, vivant pêle-mêle durant le jour, au milieu de femmes sales et mal peignées.

Parce que le quartier Européen était situé au bas de la Médina, il était réputé comme boueux et déplaisant pendant l'hiver. À cette époque, les rues de Tunis n'étant pas encore goudronnées elles devenaient infranchissables. Un témoin de 1868 a décrit le quartier maltais à Tunis comme suit: « la grande rue de Tunis dite « des Maltais » est tenue dans un état de saleté révoltante. Les immondices les plus infectes y séjournent constamment." Influencé par ces images assez vives, l'historien M. Ganiage lui aussi nous donne une image sombre décrivant les Maltais comme un « prolétariat misérable » d’un niveau d'instruction très bas.

Ces sources suggèrent que les gens du nord de l'Europe voyageant en Tunisie y considéraient les Maltais assez difficiles à comprendre ou à définir. Ils les décrivaient souvent comme une sorte de mélange, manifestant une culture mixte et servant de pont entre l'Occident et l'Orient. Même si cela a été vrai pour certains à cette époque, notre connaissance de la vie quotidienne de cette partie de la population de la Tunisie reste limitée. Par contre (et heureusement!), les correspondances du Consul britannique en Tunisie nous fournissent des indications nouvelles qui nous amènent au-delà de ces images stéréotypées. Ces sources font avancer notre connaissance des Maltais et donc de l'histoire de la « mosaïque tunisienne » à la veille du Protectorat.

Une image révisée des Maltais et leurs "Années Dorées," 1855 - 1870

L'information, tirée des archives des agents consulaires britanniques durant les dernières décennies avant le Protectorat, présente une image relativement nouvelle des Maltais en Tunisie. A cette époque, ils dominaient numériquement la population Européenne et jouissaient d'une certaine liberté, établissant des colonies maltaises considérables à travers la Régence. On pouvait déjà remarquer une population importante de la deuxième génération maltaise née en Tunisie. C'est aussi à cette période que les Maltais étaient soutenus par un personnage important parmi le personnel consulaire britannique : le Consul Général Richard Wood. Les efforts incessants de Wood pour aider les plus pauvres de ses ressortissants étaient remarquables, suivi dans cette tache par son personnel consulaire tout au long de son mandat à Tunis.

L'assimilation des Maltais, par des observateurs Européens à une population intermédiaire, était sûrement basée en partie sur leur langue sémitique, similaire à la langue parlée des Tunisiens. Or, cette habileté à communiquer avec la population locale leur avait octroyé de grands avantages. Ils ont pu établir des réseaux de commerce internationaux dès leur arrivée, dont  un commerce important de contrebande assez actif. Il y avait de nets avantages à cette position sociale ambiguë. Les documents de cette période nous font dépasser les portraits plutôt lugubres des enfants Maltais sans chaussures et leurs mères dépeignées. Ils décrivent plutôt un peuple pauvre pour la plupart, mais très travailleur et débrouillard, assez à l'aise dans son nouveau pays.

Les Registres de la Cour Consulaire Britannique

Honnêtes et travailleurs était l'immense majorité des Maltais en Tunisie à cette époque, mais les archives ne fournissent que quelques détails de cette partie de la population. Ceux qui étaient instruits ont  disparu sans avoir eu le temps de laisser aux archives, des écrits ou une trace personnelle de leur mémoire. Donc, seuls ceux qui se trouvaient en difficulté, apparaissent dans ces documents : les agriculteurs incapables de payer leurs impôts, les plus pauvres, bénéficiaires de l'assistance de retour à Malte, les victimes, ou les auteurs de crimes.

En l'absence de sources plus « neutres », il est utile de consulter ces documents concernant les Maltais en difficulté avec les autorités diverses. Les registres de la Cour Consulaire Britannique basée à Tunis fournissent des informations sur les crimes commis ainsi que  sur les individus concernés et la vie quotidienne maltaise. Tous les cas traités par les fonctionnaires consulaires vers la fin des années 1870, ont été examinés en détail de 1875 à 1877. Les individus convoqués étaient presque toujours des Maltais. De rares cas impliquaient des sujets britanniques de Gibraltar ou de Grèce. Ces registres identifient les métiers des délinquants et  fournissent une description très détaillée des activités des Maltais à Tunis avant le Protectorat.

Les Métiers des Maltais

Nous n’avons pas beaucoup d'informations sur les métiers pratiqués par les Maltais sous la Régence à cette époque. Selon M. Ganiage, les Maltais, à Tunis, étaient principalement cochers et ceux des villes côtières exerçaient la contrebande de l’huile, du coton ou des armes. Dans son recensement des professions dans les registres paroissiaux de Ste Croix entre 1845 et 1864, les métiers des Maltais étaient rarement notés. Seulement 67 cas y sont mentionnés : 16 menuisiers, 5 forgerons, 11 commerçants, 4 garçons ou tenanciers de taverne et 2 charretiers.

Les casiers judiciaires nous apportent d'autres détails sur les métiers pratiqués par les Maltais. Ces sources indiquent le métier de tout individu convoqué par la cour consulaire. On y trouve de 1875 à 1877:

  • Conducteurs d'équipages : 25
  • Petits commerçants : 21
  • Agriculteurs et journaliers : 20
  • Vendeurs ambulants (marchands ambulants de poissons, de fruits, des collectionneurs de chiffon, et des musiciens) : 18
  • Artisans : 15
  • Garçons ou tenanciers de bars et tavernes : 12
  • Ceux dont le métier n'est pas indiqué : 13
  • Vagabonds : 4

Le métier le plus répandu parmi les accusés Maltais était celui de conducteur, les statistiques confirment les observations de l'époque. Mais la grande majorité  des artisans Maltais n’est pas toujours mentionnée. M. Ganiage indiquait surtout les menuisiers et forgerons. Ici, les occupations énumérées sont plus diverses et incluent aussi des constructeurs de charrette, des tonneliers, des maçons, des peintres et des selliers. Le nombre de petits commerçants est aussi relativement surprenant. Cette catégorie regroupe les métiers suivants : coiffeur (1), boulanger (1), boucher (2), confiseur (1), négociants (5), tailleur (2), cordonnier (1), meunier (2), commerçants non spécifiés (7).

Cocher à SfaxCertains Maltais étaient garçon ou propriétaires de bar ou de taverne. Cette information est confirmée par d'autres sources qui attestent qu'un grand nombre de ces établissements étaient tenus par des Maltais. Déjà en 1852, on en recense 59 à Tunis et à la Goulette.

Parmi les délinquants, treize n'avaient pas de métier identifié. Ceux-ci étaient presque tous de jeunes contrevenants, accusés souvent de « comportement tapageur » par la police locale ou pour avoir insulté autrui en état d'ivresse. Ce chiffre inclus aussi trois femmes accusées par d'autres femmes Maltaises. Malgré les descriptions plutôt dramatiques des quartiers Maltais du milieu du siècle, il est intéressant de noter le petit nombre d’accusés identifiés comme chômeurs ou vagabonds. D'ailleurs, il faut se rappeler que ces données concernent seulement les Maltais accusés de crimes divers.

Ceci nous donnent donc l'impression d'une population largement employée, qui participait pour la plupart à des entreprises respectables de l'économie locale et nous permet d’en déduire que la majorité étaient intégrés dans la vie économique du pays.

Les Maltais et les Autres Nationalités

Cette documentation nouvelle nous donne aussi des détails importants sur les relations entre les Maltais et les Tunisiens.

Ils se sont fréquentés ou ont travaillé souvent ensembles. Ils partageaient des troupeaux de chèvres, marchaient dans les champs avec des camarades charretiers tunisiens après le travail ou pêchaient aux mêmes endroits. Les Maltais se sentaient tellement à leur aise qu'ils se déplaçaient dans des régions éloignées, étaient souvent dans la médina de Tunis après la tombée du jour, ou jouaient de la musique  la nuit. Ce n'est pas là, le comportement de gens très inquiets.

Ces sources nous montrent que les Maltais occupaient une place sociale et économique assez intermédiaire pendant cette période. L'exemple classique est celle des Maltais contrebandiers, capables de servir de pont entre l'Occident et Orient. Une certaine habileté était nécessaire pour réussir dans ce domaine, car ils devaient participer aux réseaux d'échanges avec d'autres partenaires en Tunisie, à Malte ou en Algérie. Les Tunisiens leur amenaient les huiles, les peaux et d'autres denrées que les Maltais vendaient aux commerçants Maltais ou européens de Malte. Les marchands tunisiens leur étaient indispensables aussi pour acheter les produits de contrebande venant de l'Europe comme le tabac fournit par les commerçants européens.

La Dépéche Tunisienne

Extrait Depeche tunisienne

Ce statut intermédiaire semble avoir été largement favorable aux Maltais en Tunisie avant le Protectorat. Ils avaient de solides relations avec les prêtres catholiques ou leurs représentants britanniques du consulat. Ils étaient aussi capables de communiquer avec la population locale et de ce fait assez bien admis par les Tunisiens. Vadala écrit en 1911 qu'en dépit du fait que les Maltais capturés au XVIIIe siècle, haïs par les musulmans parce que bons chrétiens, lorsque la piraterie fut abolie, ceux-ci ne tardèrent pas à « les considérer comme des demi-frères et à les utiliser  comme intermédiaires auprès des peuples d'Europe ». Pour lui, le rôle de pionniers et de premiers négociants en Afrique du Nord des Maltais « n'a pas été suffisamment relevé et ils temps de leur rendre justice.

Sources :

Publié avec l’aimable autorisation du Professeur Maurice CAUCHI, responsable du Site « Malta Virtual Emigration Museum »


  1. La vie économique à Malte au 18ème siècle, de Aurore VERIÉ
  2. Les étrangers à Malte (fin XVIe-XVIIe siècles), de Anne BROGINI
  3. La langue maltaise, un carrefour linguistique, de Martine VANHOVE
  4. Les Juifs à Malte, de Aurore VERIÉ
  5. Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui (extraits), de Jeannine VERDES-LEROUX
  6. L'émigration des Maltais en Algérie au XIXème siècle (extraits), de Marc DONATO
  7. Malte dans "Un hiver en Egypte" (extraits), de Eugène POITOU
  8. Les Maltais en Tunisie à la Veille du Protectorat (extraits), de Andrea L. SMITH
  9. La population de Malte au XVIIe siècle, reflet d’une modernité (extraits), de Anne BROGINI
  10. La peur de la Révolution française à Malte, de Frans CIAPPARA
  11. Le Siège de Malte par Napoléon Bonaparte (extraits)
  12. Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), de Anne BROGINI
  13. L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, de Anne BROGINI
  14. Noblesse maltaise et généalogie, de Loïck PORTELLI
  15. Quelques Maltais peu fréquentables, de Loïck PORTELLI
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