La vie économique à Malte au 18ème siècle
Publié le 06/02/2011de Aurore VERIÉ
J’ai découvert un aspect de la vie économique des Maltais au 18ème siècle en lisant « Corsairing to commerce » de Carmel Vassallo. J’ai fait ce résumé pour vous.
Pendant les 16ème et 17ème siècles, 4 000 hommes environ trouvaient leur gagne-pain dans les échanges commerciaux avec le Maghreb et la Sicile et, parallèlement à cette activité, et pour la protéger, ils luttaient contre la piraterie en étant pirates eux-mêmes. Quand la France et la Turquie conclurent des accords de paix et que, de ce fait, la Méditerranée devint moins dangereuse, ces hommes se reconvertirent dans le commerce avec les pays du Nord et de l’Ouest du bassin méditerranéen. Ils devinrent marins de commerce ou mieux négociants voyageurs.
De la Sicile à la côte occidentale de l’Italie, ils allaient de port en port, gagnaient Marseille et de là, cinglaient vers l’Espagne qui était leur objectif final. Certains, comme Paolo Farrugia et Marcello Mallia poussaient jusqu’au Portugal et quelques-uns s’aventurèrent jusqu’aux Caraïbes et Vera Cruz.
Ils naviguaient le long des côtes pour trouver rapidement refuge en cas de tempête mais aussi pour éviter les mauvaises rencontres. Contrairement à la tradition méditerranéenne, ils partaient à la mauvaise saison quand les forbans restent au chaud chez eux. Ils partaient en convois de La Valette et chaque bateau du convoi était une entreprise familiale où se trouvaient associés frères, cousins, oncles et neveux, pères et fils. Aucun contrat écrit. Avant le départ, on s’entendait sur le pourcentage des bénéfices qui reviendrait à chacun, sur la prise en charge des frais de maladies – sauf vénériennes – et tout tenait sur la parole donnée. Les équipages étaient recrutés à Cospicua et Senglea ainsi qu’à Zabbar, Zurrieq et Zejtun. Il n’était pas rare de trouver parmi eux, des mousses de 12 ans comme le petit Antonio Camilleri. Eventuellement, on embarquait des passagers.
Ces négociants navigateurs utilisaient trois sortes de bateaux : le brigantin à 2 ou 3 mâts et voiles triangulaires et deux douzaines de rames. Précédant le brigantin, la frégate armée de deux canons pivotants, dont l’équipage était muni de grenades et de mousquets. Suivait le grand ou le petit chebec qui transportait le ravitaillement. On y trouvait, entre autres, des poulaillers et un four en pierres. Ainsi les frais de bouche étaient réduits au maximum.
Au cours de leurs premières expéditions, ils vendaient leurs marchandises à bord de leurs bateaux. Puis la situation s’améliora. En France, par un décret de Louis XV, ils furent considérés comme « régnicoles » 1 et eurent le droit de s’inscrire au « Gremios », la guilde des marchands, ce qui leur donna le droit de participer aux foires et marchés, pendant un nombre de jours limités. Par la suite, ils furent autorisés à louer ou acheter des locaux communautaires où chacun trouvait le gîte, le couvert et un lieu sûr pour entreposer leur marchandise. Et ils se retrouvaient « bejniethom » 2, ce qui était très important pour le moral.
A partir de ces locaux collectifs, ils organisaient tout un réseau de petits détaillants qui faisaient "du porte à porte" dans les villes ou qui sillonnaient la campagne dans un rayon de 10 à 15 kilomètres. Sur un cheval acheté pour la durée du séjour et revendu. Avec bénéfice, certainement !
Vers la fin du 19ème siècle, quelques détaillants étaient devenus grossistes, tels que, pour en citer quelques-uns :
- Les frères Antonio et Pascal Caruana, à Cadix, qui fondèrent une manufacture de soie.
- Joseph Azzopardo qui demanda la naturalisation de son fils afin qu’il puisse commercer avec les Amériques.
- Giovanni Bonnici qui vendait les mouchoirs de sa manufacture à Saragosse.
- Juan Espiteri qui jura allégeance à la Couronne ; on a son testament fait en 1795, et
- Le petit Antonio Camilleri qui s’associa, devenu grand, avec Bartolomeo Farrugia à Valence.
- Un Schembri s’installa avec son épouse maltaise à Valence, sans doute à l’origine des Esquembre d’Espagne ?
Ces personnes et bien d’autres, étaient reconnues dans la société espagnole et portaient le titre de Don.
Et que vendaient-ils ces commerçants maltais ? Ils vendaient la production de corton de l’île, filé par les femmes. C’était un coton de très bonne qualité, utilisé pour les voiles de bateaux et les mèches de bougies. En 1779, ils en vendirent à Barcelone 1031 balles, une balle faisant environ 170 kilos. Cependant cette production ne suffisait pas à satisfaire la demande et ils étaient obligés d’acheter du coton au Proche-Orient pour le revendre à leurs clients. Avec une partie des bénéfices, ils achetaient, dans chaque port, des articles qui étaient demandés dans le port suivant. Ils s’étaient spécialisés dans les tissus, articles faciles à conserver et relativement légers. Ainsi, de Gênes, ils embarquaient des soieries traditionnelles D’Orient ; de Marseille, ils achetaient des tissus flamands et d’Espagne, ils ramenaient les tissus de coton « l’Indiana » et aussi les produits du Nouveau Monde : cacao, sucre et cuirs.
Carmel Vassallo a trouvé, dans les archives espagnoles, des traces de ces petites communautés. On y décrit ces hommes comme sobres et économes, pour se nourrir et se vêtir. Giovanni Arpa encourut d’amers reproches de son associé parce qu’il dépensait chaque jour un real pour un café et un biscuit. Et Caruana qui allait trop souvent chez le barbier ! Et Francesco Bertis qui avait acheté une guitare !
Les archives judiciaires les citent rarement : quelques affaires de contrebande, un procès avec l’inquisition pour bigamie, des démêlés avec la douane qui trouva, un jour, 166 895 réales d’or dans le poulailler du chebec. Miracle ! Aurions-nous embarqué la poule aux œufs d’or à notre insu ? Les douaniers qui cherchent toujours « le poil dans l’œuf », ne voulurent rien entendre…
Ces hommes étaient solidaires, se servaient mutuellement de témoins et de garants ; ils restaient groupés dans les mêmes rues. A Malaga, dans la Calle (rue) Nueva, les numéros 211, 212, 216, 234 et 279 étaient habités par des Maltais.
Les archives religieuses gardent des preuves de la pratique fidèle de la religion ; ils faisaient célébrer des messes, allaient aux offices de l’aube et offraient des dons en espèces et en nature aux œuvres charitables.
Bien que leur niveau d’instruction fût rudimentaire, ils tenaient correctement leurs livres de comptes et dans des inventaires après décès, on trouve plusieurs livres d’histoire, de politique, de théâtre et de religion.
Comme toujours dans les minorités étrangères, ils eurent à affronter des manifestations hostiles. Les commerçants Catalans les voyaient d’un mauvais œil jusqu’au jour où ils se rendirent compte que « l’Indiana » se vendait en grande quantité aux Maltais. Les commerçants étrangers, et surtout les Français, les jalousaient. Et c’est vrai que les Maltais étaient âpres au gain. On disait d’eux que « passant dans une ville, ils en retournaient toutes les pierres à la recherche du moindre sou ».
A Cadix, un étranger sur dix était Maltais. A Barcelone, en 1780, sur 77 commerçants étrangers, 34 étaient Maltais.
Au bout de 8 à 9 mois, les convois se reformaient, on embarquait la marchandise qu’on vendrait sur les escales du retour, on s’approvisionnait en morue, sardines, pain, huile et vin. Sur les remparts de La Valette, la famille commençait à guetter leur arrivée. Après la quarantaine obligatoire au lazzaretto 3, on retrouvait la famille et les amis. Et on ne manquait pas d’aller à l’église, offrir un pourcentage des bénéfices, fixé d’avance. Sans doute pour se faire pardonner quelques poules aux œufs d’or !
L’économie Maltaise comptait beaucoup sur cette activité commerciale. Pour le peuple qui avait tant souffert de famine et de pillage, ce fut un âge d’or. De leur côté, les historiens Espagnols reconnaissent que l’activité de ces commerçants favorisa l’économie de leur pays au début de son essor.
Malheureusement, vers 1790, le coton américain arriva en très grande quantité en Europe, à un prix défiant toute concurrence – la main d’œuvre des esclaves ne coûtant rien -. Plus de travail pour ces négociants-marins dans un archipel trop peuplé, sans autres ressources naturelles que la mer et la pierre ! La décadence de l’ordre des Chevaliers était amorcée, Bonaparte les chassa, changea les lois. Puis les Anglais s’installèrent ; 1800 : le grand chambardement !
La génération suivante fut celle de nos aïeux, émigrant en Afrique du Nord.
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- régnicoles : habitants de son royaume (pour Louis XV)
- bejniethom : entre eux
- lazzaretto : lieu de quarantaine
Des commerçants Maltais attendant sur le quai de Ras Hanzir, prêts à embarquer pour des ports méditerranéens
Texte publié avec l'aimable autorisation d'Aurore VERIE
- La vie économique à Malte au 18ème siècle, de Aurore VERIÉ
- Les étrangers à Malte (fin XVIe-XVIIe siècles), de Anne BROGINI
- La langue maltaise, un carrefour linguistique, de Martine VANHOVE
- Les Juifs à Malte, de Aurore VERIÉ
- Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui (extraits), de Jeannine VERDES-LEROUX
- L'émigration des Maltais en Algérie au XIXème siècle (extraits), de Marc DONATO
- Malte dans "Un hiver en Egypte" (extraits), de Eugène POITOU
- Les Maltais en Tunisie à la Veille du Protectorat (extraits), de Andrea L. SMITH
- La population de Malte au XVIIe siècle, reflet d’une modernité (extraits), de Anne BROGINI
- La peur de la Révolution française à Malte, de Frans CIAPPARA
- Le Siège de Malte par Napoléon Bonaparte (extraits)
- Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), de Anne BROGINI
- L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, de Anne BROGINI
- Noblesse maltaise et généalogie, de Loïck PORTELLI
- Quelques Maltais peu fréquentables, de Loïck PORTELLI